Ethique environnementale

Avant propos

À bien des égards, l’écologie est un sujet existentiel. Bien sûr, dans un sens classique où la survie de nombreuses espèces, nos conditions de vie ainsi que l’héritage géologique au niveau planétaire sont au cœur du sujet. Mais l’écologie est existentielle également pour de nombreux acteurs qui capitalisent sur ce sujet; parfois en jouant la carte du scepticisme, participant au refus de ce qui est accepté scientifiquement depuis des décennies. Que ce soit des politicien·nnes, des médias ou des entreprises, au travers de la publicité et du greenwashing, ou au contraire de sensibilisation, l’écologie permet d’exister. L’écologie est la raison d’être, mise en avant par de nombreux cursus universitaires, d’événements entrepreneuriaux et de milieux militants. C’est un sujet qui est quasiment incontournable. Elle est au cœur de normes, de lois et de films. Enfin, pour de nombreuses raisons qui viennent d’être explicitées, l’écologie est aussi un sujet de l’ordre psychiatrique, avec un ensemble de troubles d’anxiété de plus en plus courants notamment chez les jeunes. Certes, on retrouve ce terme d’écologie un peu partout, mais sa signification varie. C’est un mot qui alterne de sens entre écologie politique, écologie scientifique ou écologie sociale, mais surtout, c’est un thème à la mode 1 1. Voir les ressources de https://observatoiremediaecologie.fr/ et Anderson, Sean C, Paul R Elsen, Brent B Hughes, et al. « Trends in Ecology and Conservation over Eight Decades ». Frontiers in Ecology and the Environment 19, nᵒ 5 (2021): 274‑82. https://doi.org/10.1002/fee.2320..

Cette omniprésence est presque justifiée : le monde dans lequel nous vivons va mal. Rapport du GIEC après rapport du GIEC, cette réalité nous est rappelée avec la pudeur qu’un groupe au service d’Etats est encouragé à prendre. La biodiversité s’effondre aux quatre coins de la planète. Les conditions d’habitabilité de celle-ci sont grignotées chaque année. Le nombre de mort·es humain·es dû·es aux changements climatiques et à la pollution chaque année est supérieur à tous les décès de la Première Guerre mondiale2 2. La pollution à elle toute seule tue 9 millions de personnes. L'OMS estime à 24% les décès annuels dus aux problèmes environnementaux. Voir R. Fuller et al., « Pollution and health: a progress update ». La pollution, à elle seule, représente trois fois plus de mort·es que le sida, la tuberculose et le paludisme. Cela équivaut à plus d’un décès sur 5 au niveau mondial. Les conditions pour les animaux sauvages sont exponentiellement plus tragiques. Les grands feux de forêt attirent notre regard, mais avec une tendance insidieuse à le détourner de la réalité quotidienne que subissent nos adelphes [frères et sœurs] mammifères, et plus généralement la faune et la flore de toute la planète. Est-ce donc le sujet du siècle, comme certaines personnes l’annoncent ?

En tout cas, il existe un problème avec notre rapport au monde, mais la polysémie [sens et usages divers] de l’écologie tend à rendre cette notion difficile à utiliser de façon constructive. Tout au moins, il nous faut préciser ce que l’on entend par écologie. En effet, trop de désaccords existent autour de ce terme. D’un point de vue de la définition, que devrait englober l’écologie ? À quelle échelle doit-on appliquer l’écologie ? Ce terme s’accompagne de nombreuses autres notions qui ne sont pas consensuelles. Il semblerait que l’écologie soit liée à la nature pour de nombreuses personnes. Pourtant, l’idée même de la nature est contestée. Est-ce que cette distinction entre nature et culture, entre nature et artifice, est sensée ? Définir ce qui est sauvage n’est pas simple. Au-delà de la définition, quelle est l’origine de la crise écologique ? À quel point est-elle anthropogénique [de cause humaine] ou à quel point dépend-elle d’un processus naturel ? Et enfin, la question de comment nous allons traiter ces problèmes n’est pas consensuelle. Certaines personnes appellent à de la recherche et espèrent que la technologie trouvera des solutions pour nous permettre de continuer à habiter notre planète. Après tout, nous, êtres humains, avons déjà réussi à surmonter tant de problèmes grâce à notre génie, non ? Tout le monde n’est pas d’accord. Il y a des personnes qui appellent au contraire à abandonner nombre des avancées technologiques, car elles les voient comme la source même du problème. L’écologie est donc un champ miné.

Parlons d’écologie alors, mais sans utiliser le mot écologie. Parlons de justice écologique sans utiliser le mot écologique. Abordons ce sujet en réfléchissant à notre rapport au monde et à ce que nous souhaitons construire. Parlons de notre rapport à notre environnement, de l’impact de nos vies et des nombreux intérêts contradictoires qui rendent ces sujets si compliqués. Essayons de dégager des idées solides permettant de dépasser certaines des ambiguïtés et embûches qui jalonnent l’écologie. Mais surtout, cadrons clairement ce que nous entendons et ce que nous voulons.

Besoins et stratégies

Comme nous venons de le rappeler, nous sommes nombreux·ses à parler d’écologie. Des groupes militants, des commissions au sein des partis politiques et des organismes de conseil étatique partagent un ensemble de préconisations pour mieux guider nos choix et nos actions. L’écologie est rapidement vue de fait comme contraignante et comme un tue-joie de vivre. Les caricatures et les peurs fondées amènent des critiques à l’égard d’une écologie perçue comme austère et où l’on aurait “plus le droit de rien faire”. On ne peut plus manger autant de viande, voyager en prenant l’avion, acheter la voiture que l’on veut, et ainsi de suite. On peut trouver ces critiques risibles, mais elles explicitent notamment une réelle ambiguïté. Il y a en effet des groupes qui appellent à des changements. Ces groupes se distinguent notamment par leurs priorités. Certains groupes s’attaquent à l’extractivisme, d’autres à l’élevage, certains au transport ou encore à la rénovation des bâtiments. Ils partagent l’idée qu’il faut cadrer et limiter nos actions. Qu’il est nécessaire de construire une éthique permettant de limiter ce qui est accepté ou non collectivement. Autrement dit, ce qui est souhaitable ou non collectivement.

Par ailleurs dans de nombreux domaines, nous limitons effectivement nos libertés respectives et collectives. Les groupes écologistes considèrent ces nouvelles limites comme des précisions supplémentaires au cadre éthique existant. Pour autant, est-ce que cela donne raison à celles et ceux qui ont peur d’une approche austère et d’une perte de joie de vivre ? Où placer le curseur, comment évaluer l’intérêt de ces limites et de ces précisions ? Commençons par faire la distinction entre nos besoins et les stratégies pour y répondre. En effet, nous avons un ensemble de besoins qui dépasse le simple fait de manger, de boire, d’avoir un abri, des éléments comme nos vêtements ou de pouvoir se soigner. Il est nécessaire aussi de se divertir, socialiser, d’avoir des moments ludiques, des moments de contemplation et d’introspection. Cette liste n’est pas exhaustive et l’approche que nous allons défendre ne cherche en rien à la limiter. Au contraire il faut construire une culture qui accepte ces besoins, qui les défend, mais qui questionne les stratégies pour y répondre. Notre approche soutient donc le fait de jouir au maximum de notre vie, mais au travers de stratégies souhaitables.

Par exemple, nous ne pensons pas que toute stratégie pour se divertir est justifiable. D’ailleurs, peu de personnes le pensent. Prenons un exemple un peu absurde pour démontrer ce point. Il paraît incongru d’imaginer une société qui accepterait comme moyen de divertissement le fait de torturer des enfants. La majorité d’entre nous accepte donc de rejeter cette stratégie et, par extension, que toute stratégie n’est pas acceptable. Comment choisir ce qui l’est ou non ? Souvent, les personnes sont d’accord avec l’idée qu’une stratégie est acceptable à partir du moment où elle n’a pas d’impact sur autrui. Voilà un outil que de nombreuses personnes utilisent pour cadrer les stratégies. Cet exemple a le mérite d’être répandu, mais l’inconvénient de ne pas être fonctionnel. Effectivement, de nombreuses choses que nous faisons impliquent un impact sur autrui, même si nous ne le voyons pas. Quand nous achetons un t-shirt, cela implique des conditions de travail pour d’autres personnes qui ne sont pas toujours celles que nous accepterions pour nous-mêmes. Quand nous allons sur internet, cela implique une pollution qui a un impact sur autrui. Quel impact est donc acceptable ? Où plaçons-nous le curseur ? À partir de quel moment une stratégie est considérée comme non souhaitable ?

Un cadre fondamental : l’écocentrisme

La question de quel impact est acceptable est d’autant plus importante quand nous acceptons l’idée que nous avons toustes un impact. Même les jaïns [religion répandue en Inde] qui balaient devant leurs pas pour éviter de tuer les insectes ont, malgré eux, un impact. Cela est inhérent au fait de vivre. Il existe, comme nous l’avons vu, différentes écoles et approches qui répondent à cette question. L’écocentrisme en fait partie et propose des outils nous permettant de bâtir des fondations solides sur lesquelles nous pourrons par la suite ajouter des blocs. L’écocentrisme est une approche qui place les écosystèmes au centre de la réflexion plutôt que, notamment, les humain·es.

Effectivement, l’approche hégémonique [qui est majoritaire] est celle où les êtres humains sont au centre. Elle s’appelle l’anthropocentrisme et part du postulat que l’être humain est supérieur, tout au moins suffisamment différent, pour être considéré comme plus important que les autres êtres vivants, que la planète, ou même que des écosystèmes complets. Le rejet de cette approche 3 3. Voir Anna Lowenhaupt Tsing et Philippe Pignarre, "Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme" n’est pas récent, il existe de nombreux courants proposant une alternative se distinguant par ce qui est valorisé ou à qui on accorde une valeur intrinsèque. Le biocentrisme, par exemple, valorise le fait d’être vivant. Cette approche considère à pied d’égalité les êtres vivants entre eux et considère l’idée que l’être humain est supérieur comme non justifiée et arbitraire. L’antispécisme, par exemple, tend à placer la valeur dans ce qui est sentient, c’est-à-dire ce qui a une expérience subjective, ce qui souffre et ressent la joie et le plaisir. Dans toutes ces approches, tout ce qui ne rentre pas dans cette catégorie centrale a ce qu’on appelle une valeur instrumentale. C’est-à-dire qu’elle a une valeur en fonction de son utilité pour la catégorie principale. Par exemple, dans l’antispécisme, un arbre a une valeur car il est utile, souvent essentiel, pour de nombreux individus sentients. C’est la même chose pour une rivière, dans le cas du biocentrisme, qui serait valorisée en fonction de son utilité pour les êtres vivants. L’écocentrisme, pour sa part, se centre sur les écosystèmes en valorisant les différents composants vivants et non-vivants de cet écosystème mais aussi les liens et interactions qui les unissent.

L’écocentrisme comprend un outil appelé “échelle normale”. C’est l’idée qu’un écosystème s’est développé avec comme contrainte un certain nombre d’événements qui l’impactent 4. 4. Voir "Éthique de la terre" de J. Baird Callicott Autrement dit, l’écosystème a dû apprendre à fonctionner avec ces événements. Lors d’une tempête, par exemple, des arbres peuvent être déracinés. L’écosystème doit pouvoir s’accommoder de cet événement malgré le fait que de nombreux animaux habitent cet arbre et que ce dernier s’intègre dans un marché d’échanges chimiques souterrains. L’humidité de la zone sera impactée par cet événement tout comme l’ensoleillement. Si l’écosystème n’a pas de mécanisme de résilience face à cet événement, il ne pourra pas s’en remettre. Dans le cas de végétation près d’un volcan actif, ces mécanismes de résilience doivent faire face à des contraintes sur une surface bien plus grande que la chute d’un arbre. Les écosystèmes autour d’un volcan ont de fait des mécanismes très différents de ceux des écosystèmes marins, ou présents en pleine campagne, en ville, etc. Chaque écosystème se développe donc avec des contraintes et des conditions spécifiques, qui créent des capacités de résilience spécifiques. C’est ce qu’on entend par “échelle normale”.

L’écocentrisme5 5. La morale et l'éthique humaine doit choisir une échelle qui est cohérant avec celle des humains. Choisir un échelle de l'individue ne reflète pas la complexité des liens que nous entretenons obligatoirement. A un autre extrème, choisir une échelle d'ordre géologique par exemple en justifiant qu'une action n'est pas mauvaise car dans 100 000 ans la terre ce seras regénèrer mêne à un nihilisme morale. énonce donc le fait que si nous dépassons cette échelle normale, nous dépassons la capacité de résilience d’un écosystème et, de fait, nous le mettons à mal. Nous sommes toustes autant dépendant·es des écosystèmes qui nous entourent que les autres animaux et êtres vivants de notre planète. Le fait d’outrepasser cette capacité de résilience, cette échelle normale, non seulement détruit des écosystèmes, tue des animaux, anéantit des réseaux végétaux, mais nous impacte aussi. Il ne peut donc pas être souhaitable à l’échelle collective de dépasser cette échelle. Les impacts dépassant la résilience d’un écosystème ne peuvent pas être considérés comme une bonne chose. Nous avons là un premier critère solide. Si nous agissons au-delà de ce qu’un écosystème peut supporter, l’action en question ne peut pas être considérée comme souhaitable. Elle ne peut pas être considérée comme bonne. Il va donc de soi qu’il faut se tenir à des actions qui, malgré leur impact sur un écosystème, ne compromettent pas sa capacité à s’adapter, ne compromettent pas sa pérennité. Ce premier cadre permet de rejeter toute action dépassant l’échelle normale. Cela ne veut pas dire que toute action qui respecte cette échelle est souhaitable, car d’autres outils peuvent être utilisés en parallèle. Néanmoins, elle permet de caractériser avec confiance les actes dépassant l’échelle comme étant indésirables, non souhaitables, et de fait mauvais. Par exemple, dans le cas d’un arbre il peut être acceptable d’en couper quelques-uns dans un écosystème qui est capable de surmonter cet évènement mais couper l’intégralité des arbres d’une zone comme dans le cas des forêts qui sont rasées ne peut être justifié.

Un second idéal

L’échelle normale de nombreux écosystèmes n’exclut pas pour autant de nombreuses situations qu’il est nécessaire de questionner. L’écocentrisme est parfois taxé de défendre la nature coûte que coûte, de valoriser aveuglément ce qui serait naturel, ce qui relèverait de l’ordre naturel. Pourtant, comme il est souvent mis en avant, la souffrance est répandue dans la nature sauvage. Nous utilisons ici les termes de nature et de nature sauvage de façon interchangeable. Nous sommes conscient·es que cette notion est remise en question. Effectivement, la distinction entre nature et culture est considérée comme un vecteur favorisant la domination de la culture sur la nature. Nous adoptons ici la position de Virginie Maris, de l’écoféministe Val Plumwood, et de nombreuses autres penseuses et penseurs qui appellent au maintien du concept de nature tout en admettant les dangers d’une vision dualiste 5 5. Voir "La part sauvage du monde" de Virginie Maris. Val Plumwood fait la distinction entre un dualisme impliquant pour elle une hiérarchie et un manichéisme [une façon de voir tout en noir ou tout en blanc], et ce qu’elle nomme une “dichotomie”, qui distingue deux extrêmes d’un spectre. S’appuyant sur cette idée, Plumwood et Maris plaident pour le maintien de la notion de nature en la limitant à son sens d’altérité. La nature, dans ce cas, est ce qui échappe aux humain·es, ce qui n’est pas touché, altéré ou créé par les humain·es. Pour ces deux penseuses, cette nature sauvage est rare. Elles voient plutôt les espaces comme plus ou moins naturels, plus ou moins sauvages. Dans notre cas nous utiliserons les termes de nature et de nature sauvage pour désigner ce qui échappe a la domestication comme nous le verrons plus tard.

Revenons à la question de la souffrance répandue dans la nature sauvage. De nombreux animaux souffrent de faim, meurent assoiffés, incapables de se déplacer suite à des fractures, souffrent de maladies qu’ils garderont jusqu’à la mort, et subissent le stress et la peur de la prédation. L’idée que c’est naturel et qu’il faut l’accepter n’est pas très réconfortante. Il semble encore plus difficile de se baser sur ce fait pour justifier de la souffrance additionnelle de par nos actes. La deuxième valeur, le deuxième idéal, que nous ajoutons à notre éthique environnementale est donc le suivant : nous souhaitons un mode de vie reposant le moins possible sur la souffrance, la mort et la destruction, même si cela existe dans la nature sauvage et à une échelle normale. Résumons donc notre éthique environnementale en regroupant ce dernier outil avec celui de l’échelle normale. Nous souhaitons un mode de vie reposant le moins possible sur la destruction, la mort et la souffrance, et qui maintienne ses impacts inévitables à une échelle (normale) compatible avec les mécanismes de résilience biologique et évolutive des écosystèmes.

La question de la domestication

Continuons à construire sur cette base et introduisons la notion de domestication. La domestication, nous allons la définir en l’opposant à la notion de sauvage. Celle-ci, nous l’avons abordée indirectement ci-dessus en définissant la nature. Prenons maintenant un temps pour définir le mot sauvage. Les plantes sauvages sont distinguées des plantes domestiques, tout comme les animaux sauvages sont distingués des animaux domestiques. Le mot sauvage vient de l’idée de forêt et de celles et ceux qui y habitent. Par pédagogie, acceptons une simplification où “un sauvage” est celui qui vient de la forêt. Le mot a aujourd’hui de nombreuses utilisations, mais une définition large a été proposée par divers penseurs et penseuses. Roderick Frazier Nash propose une définition de la nature sauvage proche de celle de la nature que propose Virginie Maris. Il définit ce qui est sauvage comme ce qui échappe au contrôle d’une société organisée. Autrement dit, ce qui n’est pas contrôlable par une société organisée. Anna Tsing propose une variante et définit ce qui est sauvage comme ce qui déborde du contrôle des humain·es, ce qui ne peut être contenu par les êtres humain·es. Nous allons utiliser ces définitions pour le mot sauvage, auquel nous opposerons le terme de domestication. La domestication est donc ce qui est contrôlé et ce qui ne déborde pas d’une société organisée.

La domestication est un sujet qui dépasse la simple domestication des animaux et des plantes. Nous avons dédié un texte à ce sujet. Pour le résumer, l’histoire de la domestication est intimement liée à l’histoire de notre civilisation. La domestication est aussi un sujet féministe, colonial, psychiatrique et anarchiste. Dans ce texte, nous développons une éthique environnementale et ainsi nous nous concentrerons sur la domestication des animaux et des plantes au travers de l’agriculture. Mais la question écologique ne peut être aussi sélective à l’égard de la domestication. Un projet écologique doit inclure les diverses problématiques que la domestication soulève sur de nombreux plans sociaux. Mais revenons à notre éthique environnementale.

Dans le texte sur la domestication, nous revenons sur son histoire et mettons en avant le fait qu’elle a surtout commencé il y a environ 8000 ans avec ce qu’on appelle la révolution néolithique. Homo sapiens est passé d’un mode de vie avec des stratégies de subsistance [stratégies répondant aux besoins alimentaires, médicaux…] variées à un mode de vie avec des stratégies de subsistance restreintes. En fonction des conditions climatiques, de la disponibilité des ressources, et plus généralement des conditions qui étaient les siennes, Homo sapiens passait d’une stratégie à une autre ou en utilisait plusieurs à la fois. La révolution néolithique a donc été un passage de cette flexibilité stratégique à une stratégie par défaut : celle de la sédentarité et de l’agriculture. À partir de 8000 ans avant notre époque, partout sur la planète, Homo sapiens a cessé d’employer de multiples stratégies et a tout misé sur une seule. 6 6. Voir "Sapiens : Une brève histoire de l'humanité" de Yuval Noah Harari De nombreuses preuves archéologiques semblent montrer que ce n’était pas de gaieté de cœur; qu’en fait, la majorité des humain·es de l’époque a été empêchée de changer de stratégie. Ces humain·es ont été forcé·es de continuer de vivre de manière sédentaire, dépendant de l’agriculture. Les premières guerres ont permis de capturer de la main-d’œuvre pour la mettre au travail dans les champs. La pénibilité du travail, les maladies dues à la densité de population, les problèmes d’hygiène et de proximité avec les animaux domestiques poussaient pourtant les gens à fuir ce mode de vie. Ils en ont été empêchés par la force et par la coercition 7 7. "Sapiens : Une brève histoire de l'humanité" de Yuval Noah Harari.

La domestication, loin d’être une évidence, a créé de nombreux problèmes sociaux 8 8. "Sagesses incivilisées: Sous les pavés, la sauvageresse" de Anna Minsky. Cela fait 8000 ans que nous essayons de les régler. Il nous semble clair, comme nous l’avons étayé et expliqué dans le texte sur la domestication, que la domestication n’a jamais été souhaitable. L’agriculture comme principale et seule stratégie de subsistance n’a jamais été souhaitable. Enfin, la domestication animale, au-delà des nombreuses souffrances qu’elle implique à leur égard, n’est pas souhaitable. Nous enrichissons donc notre éthique environnementale avec une opposition radicale à la domestication. L’adjectif radical impliquant ici une opposition à toutes les formes de domestication. Cet idéal doit être compris comme de nombreux idéaux. C’est-à-dire que l’utilité d’un idéal est de permettre de nous aider dans nos choix. De nombreux parents ont comme idéal de ne jamais crier sur leur enfant. Pourtant, par exemple un jour de fatigue, cela peut arriver. Ce n’est pas une raison pour jeter l’idéal par la fenêtre et crier sur son enfant tous les jours. Non, l’idéal n’est peut-être pas réaliste dans l’absolu, mais il permet d’évaluer et de guider nos choix. L’opposition à la domestication est du même ordre. C’est une opposition qui appelle à une minimisation de la domestication dans la limite du possible. Au même titre que le véganisme est le fait de ne pas consommer de produits issus de l’exploitation animale dans la mesure du possible 9 9. Voir https://bevegan.be/fr/au-sujet-du-veganisme/quest-ce-que-le-veganisme/ ou https://www.vegansociety.com/go-vegan/definition-veganism.

Apprendre à nous connaître

Pour se passer de la domestication, pour comprendre, ou tout au moins, apercevoir, l’échelle normale d’un écosystème, il nous faut comprendre cet écosystème. Si nous voulons vivre en minimisant la destruction, la souffrance et la mort, il est important de comprendre les enjeux des écosystèmes qui nous entourent. Il faut habiter auprès de ces écosystèmes, les observer, les écouter et les sentir. Il nous faut aussi intégrer ces informations dans nos logiques d’aménagement. Il nous faut construire une façon de vivre parmi et avec, et non à côté. Cela passe par comprendre la géopolitique sauvage qui nous entoure. Quels espaces sont utilisés comme espaces d’échange interspécifique [entre les espèces] ? Quels espaces sont utilisés comme habitat ? Quelles ressources sont essentielles ? Quels sont les cycles naturels ? Par exemple, hydrographiques [dynamiques et cycles de l’eau] ? Augmenter notre compréhension est essentiel pour mesurer et évaluer notre impact et guider nos choix. C’est un travail de longue haleine qui demande de l’humilité et de la patience, car cette connaissance n’est plus culturelle. Il nous faut donc créer une culture de l’apprentissage continu, de l’observation et de l’écoute. Une culture où nos observations respectives sont partagées, transmises et discutées. Finalement, une culture qui intègre ces connaissances au même titre que d’autres compétences pratiques nécessaires à notre vie quotidienne.

Cette culture permet de mieux guider et cadrer les stratégies que nous mettons en place. Elle permet également de comprendre notre dépendance et nos intrications avec l’environnement qui nous entoure. Elle permet d’accepter notre place parmi les écosystèmes et de comprendre que nous ne sommes pas au-dessus. Que cet environnement nous définit tout autant que d’autres caractéristiques. Après tout, les outils que nous allons utiliser au quotidien, la façon dont nous construisons nos maisons, la nourriture que nous mangeons, les vêtements que nous portons, tout cela dépend de notre environnement. Les activités, la socialisation, les loisirs que nous pratiquons sont tout aussi dépendants de cet environnement. Ce n’est donc pas ésotérique, ou mystique, que de dire que notre identité dépend de la nature sauvage qui nous entoure. C’est un fait. Apprendre à se connaître passe donc par apprendre à connaître son environnement. Prendre soin de son environnement revient à prendre soin de soi-même. Construire une culture où la solidarité avec la nature sauvage qui nous entoure est une question de soins et d’attention, non envers une idée abstraite de la nature, ni juste envers soi-même, mais envers un ensemble d’êtres vivants et d’écosystèmes dont nous faisons partie.

Une esquisse d’éthique environnementale

Reprenons ce que nous avons développé sur ces dernières pages et paragraphes. Nous avons proposé une éthique environnementale qui, loin de s’attaquer aux besoins en les limitant, propose de questionner les stratégies. Face à la difficulté de cette tâche, nous avons développé des outils permettant d’évaluer ces stratégies. Nous avons commencé par cadrer l’impact inévitable de nos vies en démontrant le danger du dépassement de l’échelle normale des écosystèmes, ce qui correspond à leur capacité de résilience. Nous avons ensuite mis en garde contre une idéalisation de la nature en rappelant la souffrance qui y est répandue. Nous avons donc exprimé notre volonté de minimiser la souffrance, la mort et la destruction que nous créons. Nous avons utilisé la notion de domestication et son rejet comme outil supplémentaire pour nous aider à cadrer nos diverses stratégies. Enfin, nous avons appelé à une solidarité à l’égard des écosystèmes qui nous entourent. Nous pouvons résumer ainsi notre éthique environnementale comme suit :

Nous souhaitons un mode de vie reposant le moins possible sur la domestication, la destruction, la mort et la souffrance, et qui maintienne les impacts inévitables à une échelle (normale) compatible avec les mécanismes de résilience biologique et évolutive des écosystèmes. Nous souhaitons des modes de vie sensibles et solidaires avec les écosystèmes qui nous entourent, en respectant dans la mesure du possible leur géopolitique sauvage.

Cette éthique environnementale présentée ci-dessus est une base sur laquelle nous allons pouvoir développer notre projet écologique. L’éthique environnementale n’est qu’un composant d’un projet politique se revendiquant de l’écologie. Un composant essentiel parmi de nombreux autres points qui le sont tout autant. Dans le texte Travail et liberté, nous allons construire sur cette éthique environnementale pour commencer à présenter un projet politique et écologique.

Notes