Les questions autour du genre
Pourquoi écrire ce texte?
Ce texte fait partie d’une série de textes répondant à des sujets spécifiques. Effectivement, à travers des échanges sur le lieu nous abordons de nombreux sujets et notamment ceux liés aux injustices et dominations sociales. La question du genre apparaît donc incontournable dans ce contexte. Ces échanges ont rarement la capacité d’être à la hauteur de la complexité des sujets. Ils ont tendance à s’éterniser sur les désaccords et ces derniers, à leur tour, écrasent souvent les points d’analyse partagés par les différent•es interlocuteur•ices
Ce texte cherche donc à expliciter les fondements de notre vision de la question du genre. Il a plusieurs raisons d’être. Il cherche à rendre accessibles et claires nos positions, dans une optique de partage et de transmission, mais également dans une optique de remise en question et de critique permanente. Effectivement, le collectif valorise les échanges se voulant constructifs avec comme objectif de questionner nos positions. Notre vision et idées rendues accessibles par ce texte sont également rendues abordables et critiquables.
Quels sont les enjeux de cette question?
Le genre, malheureusement et nous verrons pourquoi dans ce texte, est un des blocs majeurs de notre construction sociale. Il structure, parmi d’autres stéréotypes, nos comportements quotidiens ainsi que la façon dont nous appréhendons et comprenons les comportements d’autrui. La question du genre est donc un sujet qui nous concerne toustes à des niveaux et des façons différentes pouvant être lié•es à d’autres réalités sociales. Le genre structure notamment nos situations économique, familiale, relationnelle ou professionnelle. L’importance et la centralité du genre est une des raisons pour lesquelles nous avons autant d’échanges, de débats et de confrontations sur ce sujet.
Ce sujet est d’autant plus important qu’il est utilisé dans de nombreux rapports de domination (sexiste, patriarcal, transphobe…) que ce soit à l’égard des personnes considérées comme femme ou dans les nombreuses discriminations à l’égard des personnes considérées comme trans (nous reviendrons sur la définition). Ces dominations et discriminations autant arbitraires qu’injustifiées doivent être décriées et abolies. Comment arriver à cette abolition et quelle stratégie mettre en place sont des questions sources de nombreux désaccords.
Comme nous l’avons déjà dit, ce sujet est complexe et doit être simplifié avec précaution. Les personnes qui se sentent concernées cherchent tant bien que mal à faire valoir leur vision et leur vécu. Les milieux militants, académiques et autres sont divisés depuis plus de 30 ans entre différentes écoles de pensée qui - comme la “gauche” sait si bien le faire - se battent souvent entre elles. Nous allons nous attarder dans ce texte sur la compatibilité de certaines de ces approches avec la culture dominante ; d’autres exigent, peut-être à juste titre, des changements profonds et rapides de nos habitudes et logiques sociales. Il faut également souligner l’intêret pour les dominant•es de maintenir cette vision genrée dont iels bénéficient. Il nous semble donc que ce sujet figure parmi la liste de ceux sur lesquels il est important de se positionner.
Comment définir le genre?
C’est là où les choses se compliquent : il existe de nombreuses manières de définir le genre. Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, ce n’est pas une évidence avec une définition consensuelle [acceptée par toustes]. Divers groupes défendent diverses approches, malgré parfois de fortes proximités politiques. Nous allons nous concentrer sur les approches présentes dans les milieux se réclamant de gauche. Nous ne prétendons pas que les différentes approches que nous allons présenter sont exclusives [incompatibles entre elles]. Au contraire, elles permettent d’esquisser un spectre sur lequel sont représentés les divers avis et visions.
La binarité des genres
Avant de commencer, il faut s’attarder sur l’approche et le principe de binarité de genre. La binarité de genre est une approche culturelle et sociale majoritaire dans les sociétés humaines, où seules deux catégories de genre existent : homme ou femme. Autrement dit, cette vision soutient qu’il y a donc deux genres, soit homme soit femme. Majoritairement, cette approche défend que ce qui définit le genre d’une personne (si on est homme ou femme) est le sexe biologique. Cette vision binaire associe des comportements, dits “normaux”, à chaque catégorie, comme par exemple le fait d’être rationnel, affirmé ou fort pour les hommes ; et empatique, discrète ou douce pour les femmes. Cette vision crée une culture ou il est mal vu - et même violemment puni - de transgresser les normes du genre auquel on est assigné•e. C’est à dire de ne pas respecter ces catégories.
En effet, ces catégories sont un “miroir” l’une de l’autre : elles sont exclusives et opposées, l’une ne peut exister sans l’autre. Autrement dit, une société qui serait composée uniquement du genre homme, ou uniquement du genre femme, serait un non-sens du point de vue du genre. Dans une telle société, la catégorie de genre cesserait simplement d’exister, car elle n’aurait pas d’existence concrète, matérielle. En effet, sans la bicatégorisation de genre [répartition en deux (bi) catégories], la relation de domination n’a pas de rhétorique sur laquelle s’appuyer. Or, la relation de domination est l’utilité principale de la binarité de genre. La normalisation de cette domination passe par le raccourci du sexe biologique : le sexe prend alors la forme d’une entité réduite, simplifiée à quelques indicateurs qui auraient une influence importante et univoque [claire, sans aucun doute] sur le caractère des individu.es.
Dans cette approche binaire, la manifestation physique du sexe biologique est vue comme l’indicateur d’une nature “masculine” ou “féminine”. Une nature genrée qui se décline en une série de comportements et de capacités qui seraient spécifiques à un groupe de genre ou à l’autre. Il est important de noter qu’à ce jour, aucune preuve scientifique, sociologique ou psychologique n’appuie la nécessité des catégories genrées telles qu’elles existent actuellement. De même, les hommes et les femmes n’ont pas d’intérêt partagé à maintenir ces catégories en place. Au contraire, il semblerait qu’il faudrait expérimenter de nouvelles approches en vue des attentes sociales défendues aujourd’hui.
L’approche libérale
La binarité des genres est un concept essentiel pour aborder notre première approche, que nous allons décrire comme libérale. C’est une vision très répandue dans les milieux militants et queers. Le genre, dans cette approche, est avant tout un ressenti (identitaire, profond, sentimental, d’un rôle social vécu ou désiré, etc). Quel que soit ce ressenti, il est considéré comme valide ou vrai, du moment qu’il concerne les comportements que la binarité des genres encadre [des pratiques ou des attitudes genrées]. Autrement dit, le genre est détaché de tout attribut physique : il ne dépend plus du corps des individu•es ou de leur biologie, mais d’un ressenti. L’approche libérale valorise donc ce ressenti individuel, qui ne doit pas être, selon cette approche, limité par un cadre binaire arbitraire. Vu ainsi, être femme ou homme veut dire se sentir femme ou homme. Plus généralement, être de tel ou tel genre veut dire se ressentir de ce genre. Cette vision défend la possibilité de ne pas se ressentir représenté•e ni par les genres femme ou homme, et ainsi d’être non-binaire ou par d’autres genres et rapports à ces genres.
Ci-dessus “La licorne du genre” régulièrement utilisée pour illustrer l’approche libérale
Cette vision se centre donc, comme on le voit sur le schéma également, sur l’individu, son expérience personnelle et son ressenti. Le genre est donc vu comme une identité cherchant à mieux décrire le ressenti et le vécu des personnes concernées, au-delà et à la place de la binarité par défaut. Cette identité est vue comme une clé pour l’émancipation individuelle et est souvent considérée comme une façon de découvrir ou de comprendre le “vrai soi”.1 Cette approche défend que chaque personne peut exprimer son genre, quel qu’il soit, comme iel le souhaite. Dans cet idéal, la personne devrait aussi être la seule à définir ce que son genre implique au niveau des interactions sociales (par exemple, le langage, l’inclusivité, etc.), notamment pour se sentir à l’aise et sentir que son identité ressentie est socialement reconnue.
Le genre est vu comme muable [pas fixe et qui peut changer] et peut évoluer au cours de la vie ou de la journée. L’émancipation individuelle défendue cherche à permettre à chacun et chacune d’être accepté·e comme iel est, et ainsi d’être traité·e juridiquement et socialement comme toute autre personne. C’est une vision centrée sur la liberté individuelle, s’opposant au fait que les cadres normatifs (notamment la binarité des genres) limitent cette liberté. Cette approche repose sur une foi dans le résultat que cette liberté permet - par exemple, sur la croyance que c’est en permettant à chacun·e de s’exprimer de la manière la plus singulière et authentique possible qu’on obtiendrait une égalité parfaite et la fin des relations de domination. C’est pour cela qu’elle est considérée comme libérale.
Nat Raha, dans son article sur les limites du « translibéralisme »2, partage les dangers d’une telle approche. Elle explique qu’une telle émancipation individuelle ne remet pas en cause d’autres problèmes structurels de la société, et même parfois les accentue. Nat Raha démontre comment cette réalisation individuelle est tout à fait compatible avec le capitalisme. Cette critique est courante et partage de nombreux points avec la notion d’homonationalisme3 développée par K. Jasbir. Par ailleurs, Nat Raha, Judith Butler, Juliette Jacques, Pauline Clochec et de nombreux·euses autres penseur·euses expliquent qu’en se concentrant ainsi sur l’individu, on abstrait le contexte politique et social, que l’on finit par oublier en faveur de l’individu4.
L’approche semi-libérale
Cette dépolitisation, ou plutôt l’impossibilité de politiser l’individu seul, pousse, dans une autre approche, de nombreuses personnes à considérer l’individu et son ressenti dans le contexte plus large du social et du culturel. Le genre reste majoritairement un ressenti, un vécu ou une expérience personnelle, et se manifeste également de façon identitaire5. Cependant, cette identité et ce vécu sont aussi vu•es comme façonné•es par le contexte social. Il en va de même pour l’expression du genre ou les revendications identitaires, qui sont vues comme des comportements dépassant l’échelle individuelle, ayant, de fait, une ampleur sociale.
Dans cette approche, le genre est une identité au moins partiellement partagée entre un groupe d’individus revendiquant des droits et cherchant une émancipation. Cette approche hybride est parfois critiquée, d’un côté comme prenant le risque de perdre l’individu de vue, mais surtout d’un autre côté comme n’étant pas cohérente ou suffisamment “jusqu’au-boutiste”. Effectivement, cette critique questionne pourquoi maintenir la centralité de la subjectivité, tout en intégrant une contextualisation sociale. Cette critique préfère une analyse centrée autour de dynamiques structurelles et sociales, où l’individu·e est symptôme plutôt qu’acteur·ice. La notion de symptôme peut sembler péjorative, mais elle n’a aucunement cette intention. Cette notion est utilisée ici pour expliquer que l’individu·e, son ressenti et son expérience sont vu•es comme dépendant•es, et comme la conséquence, d’un contexte social et culturel6. De fait, il n’est pas question d’ignorer le vécu ou le rôle des différent·es individu·es, mais de les inclure dans une analyse plus globale. Cette approche ne demande pas de nier la relative diversité des trajectoires sociales, mais de comprendre cette diversité comme faisant partie d’un système, d’une tendance collective qui détermine les pratiques et les récits de soi.
Approche matérialiste
Pour ces raisons, une autre grande famille d’approches est défendue : celle des approches matérialistes. Ces approches cherchent à définir le genre sur la base de réalités sociales et culturelles les plus objectives possible. Certain·es penseur·euses essaient de définir le genre comme étant basé sur l’oppression vécue7, certes influencée mais pas dépendante du ressenti de l’individu. D’autres définissent le genre comme le résultat d’un processus de catégorisation binaire : iels utilisent les catégories “homme” et “femme” dans leur analyse, considèrant que la socialisation binaire est majoritaire et permet aussi de donner des clés d’explication aux trajectoires qui transgressent ces catégories binaires.
Ce dernier argument est parfois utilisé pour décrédibiliser une expérience réelle d’une trajectoire sociale qui traverse des catégories de genre (comme une transition de genre), ce que nous ne cautionnons pas. En effet, analyser le genre d’un point de vue des pratiques et d’une position sociale objective (tâches ménagères, travail salarié, sexualité, éducation, violences, etc) et non d’un ressenti - difficile à saisir et qui nous paraît présenter relativement moins d’intérêt - n’empêche pas de reconnaître et d’observer la possibilité et l’existence d’une mobilité sociale de genre.
Ainsi, ces auteur·ices partagent un intérêt pour l’abolition de l’ordre du genre binaire [concept qui permet d’exprimer le fait que les normes genrées semblent fixées dans la nature - comme une classification biologique - ce qui leur confère un effet social très puissant, car elles sont rarement fondamentalement remises en question], majoritaire et répressif : ces penseuseur•euses cherchent justement à dépasser ces catégories et, de fait, à dépasser le genre. Les catégories existantes ne sont qu’un outil d’analyse qui reflète l’existence de classes sociales de genre, avec des pratiques et des conditions d’existence semblables, et reflète également le fait que la majorité des individu·es réfléchit et agit avec ces catégories binaires qui sont profondément imprimmées, difficilement effaçables.
Ces penseur·euses observent une tendance très majoritaire à nous classifier en catégories binaires et à nous traiter différemment en fonction de la catégorie ainsi déterminée, mais cela n’exclut pas le fait que certaines personnes soient classifiées de manière changeante selon les situations. En effet, les systèmes de classification binaires sont heureusement imparfaits, faillibles et relativement mouvants dans le temps et selon les cultures. La matérialité des classes sociales de genre est donc complexe à étudier et ne peut se réduire à seulement quelques facteurs : le sexe assigné a beaucoup de poids, mais le travail domestique et salarié, les ressources matérielles, les relations sociales, et d’autres facteurs, sont également très importants.
C’est le cas de Pauline Clochec, citée précédemment, mais aussi de nombreux•ses autres penseuses·rs qui se concentrent sur la transgression de la binarité des genres, comme le fait Monique Wittig quand elle dit : “Les lesbiennes ne sont pas des femmes”8. Ce qu’elle entend par là est que la notion de femme définie par le système hétérosexiste est dépassée par les personnes lesbiennes, car elles se soustraient à l’injonction hétérosexuelle promue par le patriarcat. Dans la même idée, Pauline Clochec définit le genre comme l’oppression cis-hétéro-patriarcale et la transitude comme sa transgression9.
Pauline Clochec invite à appréhender la transitude dans son « effectivité » plutôt qu’en tant que vécu. Dans son livre “Après l’identité : transitude & féminisme”, elle appelle à lutter collectivement contre le contrôle patriarcal, qu’elle considère comme l’ennemi des femmes et des personnes qui transgressent la binarité des genres. Elle justifie notamment sa critique des revendications identitaires libérales par le fait que « l’assignation » sexuelle apposée par autrui découle fondamentalement de la binarité des genres et non du ressenti, quel qu’il soit, de l’individu. Pour elle, malgré les revendications, une personne qui transgresse la vision binaire du genre se trouve, malgré elle, intégrée à une « classe de sexe » binaire. Elle rejoint ici les travaux d’Emmanuel Baubatie qui, à travers son analyse de la mobilité sociale appliquée au genre, présente l’asymétrie des oppressions vécues en fonction de la nature du « transfuge de genre »6. Autrement dit, une personne ne correspondant pas aux stéréotypes binaires sera traitée différemment selon qu’elle est assimilable d’avantage à une femme ou à un homme. Clochec appelle à « ne plus penser le genre comme une propriété individuelle, mais comme un rapport social », ce qui, pour elle, implique un ralliement aux luttes féministes opposées au système patriarcal.
Nous avons donc couvert un large spectre d’approches s’opposant à la binarité des genres. Nous avons présenté l’approche libérale ainsi que l’approche matérialiste, en expliquant que l’espace intermédiaire est celui le plus souvent occupé. Autrement dit, la majorité des projets politiques sur la question du genre se situe entre l’approche libérale et l’approche matérialiste.
Concrètement, comment se manifeste cette question au Mallouestan?
Au Mallouestan, nous nous inscrivons dans cette perspective matérialiste que nous venons d’exposer. Nous partageons les nombreuses critiques à l’égard de l’approche libérale, notamment ses penchants dépolitisants, sa compatibilité avec le capitalisme et sa tendance à alimenter d’autres dominations. Notre vision est également structurée par une conception de la transgression de la binarité des genres. Nous rejoignons aussi Judith Butler, qui affirme, en parlant du genre, que celui-ci n’est pas « une identité stable ou le lieu d’une agentivité depuis laquelle partent des actes variés ; il s’agit plutôt d’une identité ténue, constituée dans le temps – une identité instituée à travers la répétition stylisée d’actes ». Nous souscrivons également à sa position lorsqu’elle déclare que « en tant que performance performative, le genre est un “acte”, au sens large, qui construit la fiction sociale de sa propre intériorité psychologique ». Ces éléments sont essentiels pour comprendre la vision défendue par le Mallouestan.
Comme nous l’avons vu ci-dessus, le genre est une oppression. Même si cette définition n’est pas universellement partagée, nous pouvons nous accorder sur le fait que le genre est utilisé comme outil d’oppression, tout comme les notions de féminité et de masculinité. Si l’on suit la définition de Butler, le genre, au niveau individuel, est une assignation sociale découlant de comportements ponctuels répétés. Si nous prenons également en compte la vision matérialiste, nous pouvons affirmer que cette assignation ne peut s’abstraire de la binarité des genres. Enfin, dans l’approche libérale telle que Butler la présente, le genre serait éphémère et dépendant de l’acceptation d’autrui. Dans ce cadre, il est difficile de comprendre comment le genre pourrait être considéré comme une identité stable et n’exister que au moment où il est reconnu par autrui au travers d’actes “performatifs” (contrairement au nombreuses interprétations souvent éronnées qui sont faites des propos de Butler un acte “performatif” n’a rien a voir avec une performance mais vient de “La théorie des actes de langage”, quand Butler utilise performatif elle parle d’actes qui créent des réalités sociales). Pour toute ces raisons nous ne voyons pas l’intérêt politique ni la capacité de changement que des genres éphèmeres dépendant d’autrui peuvent apporter.
Nous nous opposons donc à la binarité des genres et, de ce fait, comme le définit notamment Pauline Clochec, nous nous opposons au genre. Cette binarité, que l’on rejette, repose sur les notions d’une nature propre aux femmes et aux hommes, respectivement la féminité et la masculinité. Il nous semble que la racine du problème de la domination à l’égard des femmes, des personnes trans et plus généralement des minorités sexuelles et de genre repose dans ces fictions, imaginaires ou stéréotypes. Nous rejetons ainsi ces idées de féminité et de masculinité, que ce soit dans la question du genre ou lorsqu’elles sont invoquées dans certains courants philosophiques comme l’écoféminisme par exemple.
Au Mallouestan, nous défendons donc un agenrisme. Par cela, nous entendons une volonté de nous abstraire de la binarité des genres au quotidien, dans le cadre du lieu. Autrement dit, nous cherchons à créer un contexte où le genre, la notion de féminité ou de masculinité n’existe pas. Ce projet agenre englobe les interactions sociales, l’organisation collective, les comportements, le langage et les analyses politiques.
Cette opposition aux genres implique une opposition politique et idéologique à l’existence de catégories de genre, quelles qu’elles soient. Les outils d’abolition du genre au Mallouestan - et notamment les pronoms neutres - peuvent être difficiles à vivre et être subis par des personnes ayant entrepris une transition de genre (entre autres trajectoires sociales). En effet, on peut être attaché·e à une identité de genre et vouloir être désigné·e comme tel·le. Nous savons que certaines personnes - ou communautés - trans souhaitent également un agenrisme collectif. Pour d’autres, cependant, la transition de genre est un moyen d’obtenir la positon sociale d’homme ou de femme qu’iels revendiquent. Les personnes utilisent alors la binarité de genre, ou d’autres labels de genre qui cherchent à s’éloigner de cette binarité, mais de manière individuelle, suivant l’idée que chacun·e aurait son propre ressenti, son propre genre intérieur à exprimer. Notre opposition à cette vision libérale est une stratégie collective : elle est idéologique, elle n’est ni un rejet, ni un jugement péjoratif sur un·e individu·e, ni une antagonisation des individu·es, ou plus largement des personnes qui souscrivent à l’idée d’une libération qui passerait par l’identification individuelle. Notre opposition à un tel modèle est plutôt un désaccord, qui ne change rien à notre opposition radicale à toute discrimination faite sur cette base idéologique, ou à toute discrimination de genre. Par ailleurs, nous savons qu’une position sociale conforme à la binarité de genre est souvent une stratégie de survie dans un monde qui individualise, psychologise et dépolitise le genre, médicalise les corps et punit la déviance.
Nous ne prétendons toutefois pas que cette simple volonté suffise à éradiquer le problème structurel de la binarité des genres ou du traitement différencié en fonction du genre perçu. Nous savons que, en raison de notre socialisation, il est difficile, voire impossible, de réussir à déconstruire totalement ces normes. Pour cette raison, entre autres, nous ne souhaitons pas ignorer, dans une approche analytique et descriptive, les injustices et les asymétries qu’elles génèrent. Notre projet agenre ne cherche donc pas à éliminer complètement ces notions dans ces contextes descriptifs, mais bien dans nos interactions quotidiennes.
Ce projet se heurte malheureusement à nos autres ambitions et à notre volonté d’inclusivité. Nous accueillons parfois des personnes qui, très éloignées de ces réalités, ne peuvent se conformer à ce projet. Nous acceptons donc qu’il soit nécessaire, dans certains cas, d’échanger dans des contextes “dégradés”10 dans une optique d’inclusivité. Nous souhaitons ainsi instaurer cette approche agenre d’abord pour les personnes vivant sur place, mais sans imposer la même exigence aux visiteur•euses mais de simplement l’encourager.
Conclusion
Nous avons, dans ce texte, exprimé notre opposition fondamentale aux oppressions et aux distinctions arbitraires résultant d’une non-conformité au genre, nottamment quand cette non-conformité est liée à une assignation au genre féminin. Nous avons esquissé notre compréhension des différentes approches du genre en présentant l’approche libérale, ainsi que des alternatives et des critiques qui les justifient. Nous avons expliqué la position du Mallouestan, qui vise à abolir la binarité des genres et les notions de féminité et de masculinité qui, selon nous, les sous-tendent.
Nous avons également détaillé notre volonté d’abolir tout genre en demandant aux personnes vivant sur place d’adopter une organisation et des interactions sociales aussi agenrées que possible, tout en reconnaissant que nous ne pouvons pas avoir la même exigence envers les personnes visitant le lieu.
Notes et références
- “Ce corps n’était pas le mien” de Béatrice Denaes, “Olivier Delacroix : Transidentité, le combat pour être soi” https://www.youtube.com/watch?v=um-1IVWzd8E, “Transidentité: Être Soi-Même” https://www.youtube.com/watch?v=rp0KPcUWP3c, “Becoming Who We Are: Real Stories About Growing Up Trans” de Sammy Lisel, “Trans Anthology Project: Reflections of Self-Discovery and Acceptance Paperback” de Heather H Kirby
- https://www.versobooks.com/blogs/news/2245-the-limits-of-trans-liberalism-by-nat-raha
- K. Jasbir Puar: Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre
-
“Matérialismes trans” aux éditions Hysteriques & AssociéEs https://hysteriquesetassociees.org/2019/09/15/materialismes-trans/ - Cette vidéo de Et tout le monde s’en fout sur le genre montre bien ce saut constant entre la notion de constructivisme social et celles d’identité, de libre arbitre, et de soi-même https://www.youtube.com/watch?v=_AjgWaWz7dU
-
“Transfuges de sexe” de Emmanuel Beaubatie Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, Paris, 2021, 192 p. - “Trans Identities and First-Person Authority” de Talia Mae Bettcher et Talia Mae Bettcher dans “Histories of the Transgender Child”
- “La Pensée straight” de Monique Wittig
- “Après l’identité : transitude & féminisme” de Pauline Clochec
- Nous voulons a therme neutraliser (rendre neutre) le langage. Dans le cas ou ce neutre ne serait pas compris, et, de fait, ne serait pas inclusif, nous accepterons de passer en langage inclusif. Cela fera apparaitre des genres, mais en veillant à leurs representations égales.